ISSN

ISSN 2496-9346

lundi 28 mars 2016

Les Dimanches de l'abbé Béthléem 28, octobre 1910

Depuis 2012, ArchéoSF explore Romans Revue revue de critique dirigée par le rigoriste Abbé Béthléem. Pour lire la présentation de la revue et de l'abbé Béthléem, cliquez ICI.

Au sommaire de ce nouveau Dimanche de l'abbé Béthléem, une critique du roman Les Rois de Jules Lemaître, quelques éléments de critique sur COntes Cruels de Villiers de l'Isle Adam et une critique virulente des romans policiers.





Au moment de la parution du roman de Jules Lemaître Les Rois, Georges Renard donna ce résumé:



Le roman commence largement. Hermann, un fils de roi, se trouve appelé au pouvoir par la maladie de son vieux père. C'est un prince convaincu qu'il n'est qu'un homme et désireux de faire le bonheur de ses sujets. Il voudrait surtout résoudre la question sociale à coups de décrets. Mais ses premières réformes mécontentent les nobles et les bourgeois ; une manifestation qu'il autorise dégénère en émeute. Le prince fait tirer sur la foule ; après quoi, écœuré, découragé, il se réfugie dans la retraite et dans l'amour d'une jeune fille qui a été l'inspiratrice de ses velléités libérales. Il est sur le point d'abdiquer et de s'enfuir avec elle, quand il est tué mystérieusement. Quel est l'assassin ? Un frère ambitieux ? Un agent du parti révolutionnaire ? Sa maîtresse ? Non, mais sa propre femme, poussée par la jalousie et plus encore par l'indignation de voir un prince trahir la royauté. Le vieux roi, au nom de la morale des rois, fait pendre une innocente, absout la meurtrière et, comme elle a un fils enfant, remet la régence entre ses mains sanglantes. 

Georges Renard, "Jules Lemaître, Les Rois", in Critique de combat, 1894.
 C'est dans la partie Les Collections à bon marché, à l'occasion de la réédition du roman Les Rois dans la Nouvelle collection illustrée (éditions Calmann Lévy, 1907) que se place la critique dans Romans Revue:




Soulignons que les deux critiques recueillies indiquent que Les Rois a pour cadre un royaume imaginaire, l'Alfanie, mais omettent de dire que l'action est censée se dérouler en 1900 alors que l'ouvrage est paru en 1893.

Dans la même collection, paraissait Poil de Carotte, qui n'a rien de conjectural, relevons cette conclusion: "Jules Renard a laissé là une oeuvre vraiment peu banale. Toutefois, quelques pages grossières et même peu décentes ne permettront de la lire qu'avec précaution".
La condamnation des Contes cruels de Villiers de l'Isle Adam n'a rien de surprenante: "ces étranges histoires d'amours satiriques et de consciences perverties sont le fruit d'une imagination détraquée: elles constituent une oeuvre dangereuse et malsaine."

 La section Romans du mois qui est souvent riche en conjecture en est en ce mois d'octobre 1910 complètement dépourvue...
Un dernier sourire avec cette critique (toujours renouvelée) contre la "littérature criminelle":







A dimanche prochain !

samedi 26 mars 2016

La maison de l'an 2000 (1913)

Du 4 au 17 mai 1913 se tint à Nancy l'Exposition de la Cité Moderne. Des conférences eurent lieu et le public put admirer divers projets d'urbanisme venus du monde entier.
Des entreprises du bâtiment exposaient leur savoir-faire. Parmi elles, la Société des Hauts-Fournaux et Fonderies de Pont-à-Mousson proposait un ensemble de panneaux dont l'un nous intéresse car il anticipait la maison de l'an 2000
En 1913, un ouvrage sur l'exposition fut publié (à lire sur Gallica), il décrit les différents panneaux, avec des illustrations, et donne des compte-rendus des conférences.
La pièce en vers dont il est dans l'extrait qui suit a pour titre La Maison de l'an Deux mille du docteur Edouard Imbeaux publiée sur ArchéoSF (cliquez ICI pour la lire)


Hygiène des Habitations et des Villes

(Adduction d'eau — Epuration d'eau — Assainissement)



SOCIÉTÉ DES HAUTS FOURNEAUX ET FONDERIES DE PONT-A-MOUSSON. — La Société des Hauts Fourneaux et Fonderies de Pont-à-Mousson expose une sorte de triptyque, dont les divers motifs sont relatifs : celui du milieu, à la Société elle-même, à ses produits, à ses travaux; celui de gauche, à l'adduction des eaux potables; celui de droite à l'évacuation des eaux usées.

Panneau central. — Le panneau central comprend les vues photographiques des trois usines que la Société possède à Pont-à-Mousson, à Auboué et à Foug. En bordure de ce panneau, à droite et à gauche, des photographies de travaux de pose montrent que la Société de Pont-à-Mousson n'est pas seulement productrice de tuyaux en fonte, mais qu'encore elle sait être, à l'occasion, entrepreneur de travaux publics.

Tout au bas du panneau central figure une maquette donnant, en relief et à l'échelle du 1 /50e,- la coupe de la rue moderne, ou du moins de ce que devrait être la rue moderne.

On trouve là, rangés à leurs emplacements respectifs, les produits fabriqués par Pont-à-Mousson, tant pour l'adduction des eaux potables que pour l'évacuation des eaux résiduaires et des eaux pluviales, l'amenée de gaz, les réseaux de tramways.

Le centre de ce panneau est occupé par une charge amusante :
« La Maison de l'an 2000 ».

C'est une note gaie dans un ensemble plutôt sévère.

Le thème de la démonstration réside dans la circulation continue d'une même eau qui, tour à tour potable et usée, se régénère dans des appareils sur la construction desquels on garde jalousement le secret... et pour cause!... Non sans y abandonner des essences précieusement soutirées de parfums et de vins fins !...

Autour de ce thème, on a brodé. Une amusante pièce de vers décrit avec détail la Maison de l'an 2000 et les occupations de ses habitants.

La maison est faite à l'envers. L'entrée se faisant par le toit-terrasse, en raison des progrès de l'aviation; le concierge habite les combles, les gens chics l'étage supérieur, les domestiques le
rez-de chaussée !

Les bow window sont faits pour regarder le ciel : la rue n'est plus que le passage des petites gens et des bagages qui circulent sur la chaussée roulante.

A l'intérieur, l'hygiène s'est développée à l'extrême; salles de bain et cabinets de toilette prennent le plus clair de l'espace.

La cuisine devient un laboratoire où un pharmacien prépare des pilules et les comprimés que l'on avale sans les sentir passer.
Plus de verres anti-hygiéniques, mais des vases clos, à vaporisateur... ! Il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger... !



mardi 8 mars 2016

Hector Berlioz, Euphonia ou la ville musicale (1844 - 1852)

Le compositeur Hector Berlioz a beaucoup écrit et parmi ses textes se trouve la nouvelle Euphonia ou la ville musicale, nouvelle de l'avenir recueillie dans Les Soirées de l'orchestre (1852) qui est une version plus courte de la première publication datant de 1844.
ArchéoSF vous invite à lire la première partie de cette nouvelle épistolaire se déroulant en 2344 !










Euphonia
Nouvelle de l’avenir
    On joue, etc., etc., etc., etc.
    A peine les premiers accords de l’ouverture sont-ils frappés, que Corsino déroule son manuscrit, et lit ce qui suit avec accompagnement de trombones et de grosse-caisse. Nous l’entendons néanmoins, grâce à l’énergie et au timbre singulier de sa voix.
— Il s’agit, messieurs, dit-il, d’une nouvelle de l’avenir. La scène se passera en 2344, si vous le voulez bien.
Euphonia
ou la ville musicale


Personnages :
XILEF, compositeur, préfet des voix et des instruments à cordes de la ville d’Euphonia.
SHETLAND, compositeur, préfet des instruments à vent.
MINA, célèbre cantatrice danoise.
Madame HAPPER, sa mère.
FANNY, sa femme de chambre




Première lettre


Sicile, 7 juin 2344.
XILEF A SHETLAND


    Je viens de me baigner dans l’Etna ! ô mon cher Shetland, quelle heure délicieuse j’ai passée à sillonner à la nage ce beau lac frais, calme et pur ! Son bassin est immense, mais sa forme circulaire et l’escarpement de ses bords en rendent la surface sonore au point que ma voix parvenait sans peine du centre aux parties du rivage les plus éloignées. Je m’en suis aperçu en entendant applaudir des dames siciliennes qui se promenaient en ballon à plus d’une demi-lieue de l’endroit où je m’ébattais comme un dauphin en gaieté. Je venais de chanter en nageant une mélodie que j’ai composée ce matin même sur un poëme en vieux français de Lamartine, que l’aspect des lieux où je suis m’a remis en mémoire. Ces vers me ravissent. Tu en jugeras : Enner m’a promis de traduire le Lac en allemand.
    Que n’es-tu là ? Nous courrions ensemble à cheval ; je me sens plein de verdoyante jeunesse, de force, d’intelligence et de joie. La nature est si belle autour de moi ! Cette plaine où fut Messine est un jardin enchanté ; partout des fleurs, des bois d’orangers, des palmiers inclinant leur tête gracieuse. C’est l’odorante couronne de cette coupe divine, au fond de laquelle rêve aujourd’hui le lac vainqueur des feux de l’Etna. Étrange et terrible dut être cette lutte ! Quel spectacle ! La terre frémissant dans d’horribles convulsions, le grand mont s’affaissant sur lui-même, les neiges, les flammes, les laves bouillantes, les explosions, les cris, les râlements du volcan à l’agonie, les sifflements ironiques de l’onde qui accourt par mille issues souterraines, poursuit son ennemi, l’étreint, le serre, l’étouffe, le tue, et se calme soudain, prête à sourire à la moindre brise !... Eh bien, croirais-tu que ces lieux jadis si terribles, aujourd’hui si ravissants, sont presque déserts ! Les Italiens les connaissent à peine ! On n’en parle nulle part ; les préoccupations mercantiles sont si fortes parmi les habitants de ce beau pays, qu’ils ne s’intéressent aux plus magnifiques spectacles de la nature qu’en raison des rapports qu’ils peuvent apercevoir entre eux et les questions industrielles dont ils sont agités jour et nuit. Voilà pourquoi l’Etna n’est pour les Italiens qu’un grand trou rempli d’eau dormante, et qui ne peut servir à rien. D’un bout à l’autre de cette terre si riche naguère en poëtes, en peintres, en musiciens, qui fut après la Grèce le second grand temple de l’art, où le peuple lui-même en avait le sentiment, où les artistes éminents étaient honorés presque autant qu’ils le sont aujourd’hui dans le nord de l’Europe, dans toute l’Italie enfin, on ne voit qu’usines, ateliers, métiers, marchés, magasins, ouvriers de tout sexe et de tout âge, brûlés par la soif de l’or et par la fièvre d’avarice, flots pressés de marchands, de spéculateurs ; du haut en bas de l’échelle sociale on n’entend retentir que le bruit de l’argent ; on ne parle que laines et cotons, machines, denrées coloniales ; sur les places publiques sont en permanence des hommes armés de longues-vues, de télescopes, pour guetter l’arrivée des pigeons-voyageurs ou des navires aériens.
    La France, ce pays de l’indifférence et de la raillerie, est la terre des arts, si on la compare à l’Italie moderne. Et c’est là que notre ministre des chœurs a eu l’idée de m’envoyer pour trouver des chanteurs ! Éternité des préjugés ! Il faut que nous soyons, nous aussi, étrangement absorbés dans notre personnalité, pour ignorer à ce point les mœurs barbarescentes de cette contrée où l’oranger fleurit encore, mais où l’art, mort depuis longtemps, n’a pas même laissé un souvenir.
    J’ai rempli ma mission cependant, j’ai cherché des voix, et j’en ai trouvé en grand nombre. Mais quelles organisations ! quelles idées ! Je ne m’étonnerai plus de rien maintenant. Quand, m’adressant à une jeune femme que je soupçonnais, à la sonorité de sa parole, d’être douée d’un appareil vocal remarquable, je la priais de chanter : « Chanter ! Pourquoi ? Que me donnerez-vous ? Pour combien de minutes ? C’est trop peu, je n’ai pas le temps. » Si j’en déterminais d’autres moins avides à me faire entendre quelques notes, c’étaient des voix souvent puissantes et d’un timbre admirable, mais d’une inculture inouïe ! Pas le moindre sentiment du rhythme ni de la tonalité. Un jour, accompagnant une femme qui avait commencé un air en mi bémol, j’ai, au retour du thème, modulé subitement en , et, sans s’en étonner le moins du monde, ma jeune barbare a continué dans le ton primitif. Chez les hommes c’est bien pis ; ils crient de toutes leurs forces à pleine voix. Quand ils possèdent une note plus sonore que les autres notes, ils cherchent, lorsqu’elle se présente dans la mélodie, à la prolonger autant que possible ; ils s’y arrêtent, ils s’y complaisent, ils la soufflent, la gonflent d’une abominable façon ; on croit entendre les cris sinistres d’un loup mélancolique. Et ces horreurs représentent seulement l’exagération modérée de la méthode des artistes chanteurs. Ceux-là crient un peu moins mal, voilà tout. C’est pourtant de l’Italie que nous vinrent il y a cinq cents ans, les Rubini, Persiani, Tacchinardi, Cruvelli, Pasta, Tamburini, ces dieux du chant orné ! Mais pour quoi et pour qui chanteraient-ils, s’ils revenaient au monde aujourd’hui ? Il faut voir une représentation des choses qu’on appelle opéra en Italie, pour croire à la possibilité d’une insulte pareille faite à l’art et au bon sens. Les théâtres sont des marchés, des rendez-vous d’affaires, où l’on parle tellement haut qu’il est presque impossible d’entendre un son venu de la scène. (Les anciens critiques prétendent qu’il en était ainsi au temps des grands compositeurs et des grands virtuoses chantants qui firent la gloire de l’Italie, mais je n’en crois rien. A coup sûr, des artistes n’eussent pas supporté une telle ignominie.) Pour distraire un peu ces marchands brutaux, après que leurs tripotages de Bourse sont finis, on a eu l’aimable idée de placer des billards au milieu du parterre, et ces messieurs jouent, avec de grands cris à chaque coup inattendu, pendant que le ténor et la prima donna s’époumonnent sur l’avant-scène. Avant-hier, on donnait à Palerme Il re Murate, espèce de pasticcio de vingt auteurs, de vingt époques différentes ; après souper (car chacun soupe dans sa loge, toujours pendant la représentation), les dames, impatientées de voir ces messieurs se disposer à aller fumer et jouer dans le parterre, se levèrent toutes, demandant instamment qu’on enlevât les billards pour improviser un bal ; ce qui fut fait. Quelques jeunes gens saisirent des violons et des trompettes, se mirent à sonner des valses dans le coin supérieur de l’amphithéâtre, et les groupes de valseurs tourbillonnèrent au parterre sans que la représentation fût en rien suspendue. Je crus que je mourrais de rire en voyant de mes yeux cet incroyable opéra-ballet.
    En conséquence de ce mépris profond des Italiens pour la musique, ils n’ont plus de compositeurs, et les noms des grands maîtres, de 1800 et de 1820 par exemple, ne sont connus que d’un très petit nombre de savants. Ils ont donné la dénomination assez plaisante d’operatori (opérateurs, ouvriers, auteurs) aux pauvres diables qui, pour quelques pièces d’argent, vont compiler, dans les bibliothèques, les airs, duos, chœurs et morceaux d’ensemble de tous les maîtres, de tous les temps, analogues ou non aux situations, au caractère des personnages et aux paroles, qu’ils assemblent au moyen de soudures grossièrement faites, pour former la musique des opéras. Ces gens-là sont leurs compositeurs, ils n’en ont plus d’autres. J’ai eu la curiosité de questionner un operatore pour savoir, pertinemment et avec détails de quelle manière se pratiquent leurs opérations, et voilà ce qu’il m’a répondu : « Quand le directeur veut une partition nouvelle, il assemble les chanteurs pour leur soumettre le scénario de la pièce et s’entendre avec eux sur les costumes qu’ils auront à porter. Les costumes sont, en effet, la chose principale pour les chanteurs, puisque c’est la seule qui attire un instant sur eux l’attention du public le jour de la première représentation. De là surgissaient autrefois des discussions terribles entre les virtuoses chantants et les directeurs. (Les auteurs ne sont jamais admis à ces séances, ni consultés au sujet de ces débats. On leur achète un libretto, comme on fait d’un pâté qu’on est libre de manger ou de jeter aux chiens après l’avoir payé.) Mais aujourd’hui les directeurs sont devenus plus raisonnables, ils ne tiennent plus à la vérité des costumes, ils ont senti qu’il ne fallait pas pour si peu mécontenter les artistes, et leur tâche se borne maintenant à les satisfaire tous à ce sujet, ce qui n’est pas aisé. On vient donc seulement, en lisant le scénario, savoir quel genre de costume les acteurs choisiront, et veiller à ce que deux d’entre eux n’aient pas l’intention de revêtir le même, car de cette coïncidence naissent souvent d’inexprimables fureurs ; et c’est alors que la position de l’impresario devient embarrassante. Ainsi, pour l’opéra nouveau Il re Murate, Cretionne, chargé du rôle de Napoléon, a voulu copier une statue antique et paraître sous la cuirasse de Pompée, un ancien général qui vécut plus de trois cents ans avant Napoléon, et qui fut tué d’un coup de canon à la bataille de Pharsale. (Tu vois que mon pauvre operatore n’est guère plus fort sur l’histoire ancienne que sur la musique.)
    Mais justement Caponetti, qui joue Murat, avait la même idée, et il n’y aurait jamais eu moyen de les mettre d’accord, si Luciola, notre prima donna, n’avait proposé le grand bonnet à poil d’ours avec un panache blanc pour Napoléon, et le turban bleu avec une croix en diamants pour Murat. Ces coiffures ont plu à nos virtuoses et leur ont paru établir entre eux une assez notable différence pour leur permettre de porter tous les deux la cuirasse romaine ; sans cela la pièce n’eût pas été représentée. Une fois la grande affaire des costumes terminée, on passe à celle des morceaux de chant. Alors commence pour l’operatore une tâche bien pénible, je vous assure, et bien humiliante pour lui, s’il a quelque connaissance de la musique et un peu d’amour-propre. Ces messieurs et ces dames examinent l’étendue et le tissu des mélodies, et d’après cette rapide inspection l’un dit : Je ne veux pas chanter en fa ma phrase du trio, ce n’est pas assez brillant. Operatore ! tu me la transposeras en fa dièze. — Mais, monsieur, c’est un trio, et les deux autres voix devant rester dans le ton primitif, comment faire ? — Fais comme tu voudras, module avant et après, ajoute quelques mesures, enfin arrange-toi, je veux chanter ce thème en fa dièze. — Cette mélodie ne me plaît pas, dit la prima donna, j’en veux une autre. — Signora, c’est le thème du morceau d’ensemble, et toutes les parties de chant le reprenant successivement après vous, il faut bien que vous daigniez le chanter. — Comment, il faut ! impertinent ! Il faut que tu m’en donnes un autre, et tout de suite ! Voilà ce qu’il faut. Fais ton métier et ne raisonne pas. — Hum ! hum ! Tromba ! tromba ! già ribomba la tromba, crie la basse sur le supérieur. Ah ! ah ! mon n’est pas si fort qu’à l’ordinaire depuis ma dernière maladie, je dois le laisser revenir. Operatore ! tu auras à m’ôter toutes ces notes, je ne veux plus de dans mes rôles jusqu’au mois de septembre ; tu mettras des do et des si à la place. — Dis donc, Facchino, gronde le baryton, est-ce que tu aurais envie de recevoir une application de la pointe de mon pied quelque part ? Je m’aperçois que tu oublies mon mi bémol ! Il ne paraît qu’une vingtaine de fois dans mon air ; fais-moi le plaisir d’ajouter au moins deux mi bémols dans toutes les mesures ; je n’ai pas envie de perdre ma réputation ! etc., etc. — Et pourtant, continue le malheureux operatore, il y a de bien jolis passages dans ma musique, je puis le dire. Tenez, voyez cette prière qu’on m’a toute gâtée, je n’ai jamais rien trouvé de mieux !
    Je regarde !... sa musique... juge de mon étonnement en reconnaissant la belle prière du Moïse de Rossini, que nous exécutons quelquefois le soir au jardin d’Euphonia, avec un si majestueux effet. Le vieux maître de Pesaro qui faisait si bon marché, dit-on, de ses compositions, eût donné la preuve d’une rare philosophie ou plutôt d’une bien coupable indifférence en matière d’art, s’il eût pu prévoir sans indignation quel monstre grotesque l’une de ses plus belles inspirations deviendrait un jour ! D’abord la simple et vibrante modulation de sol mineur en si bémol majeur, qui donne tant de splendeur au déploiement de la seconde phrase, a été changée pour celle horriblement dure et sèche de sol mineur en si naturel majeur ; puis, au lieu de l’accompagnement de harpe de Rossini, ils ont imaginé de placer une variation de flûte chargée de traits et de broderies ridicules, et enfin, à la dernière reprise du thème en sol majeur, on a jugé à propos de substituer... quoi ? Devine si tu peux et dis-le si tu l’oses !… le refrain de l’air national français : « Aux armes, citoyens ! » accompagné d’une douzaine de tambours et de quatre grosses caisses !!!
    Il est prouvé que ce vieux Rossini, à qui certes les idées ne faisaient pas faute, ne négligeait pas, dans l’occasion, de s’emparer de celles d’autrui, quand le hasard voulait qu’une mélodie heureuse fût tombée en partage à un malotru ; il l’avouait même sans façon, et se moquait encore de celui qu’il dépouillait. « E troppo buono per questo coglione ! » disait-il, et il faisait ainsi un morceau charmant ou magnifique, selon la nature de l’idée du malotru. C’étaient autant de canons (sans calembour) pris sur l’ennemi, avec lesquels, comme le grand empereur, il érigeait sa colonne. Hélas ! aujourd’hui, la colonne est brisée, et de ses fragments dont nous recueillons quelques-uns avec tant de respect, les Italiens fabriquent des ustensiles de cuisine et d’ignobles caricatures.
    C’est donc ainsi que passent certaines gloires, sur les peuples même qu’elles ont réchauffés de leurs rayons les plus ardents ! Nous conservons, il est vrai, nous autres Euphoniens, toutes celles que l’art a sérieusement consacrées ; mais nous ne sommes pas le peuple, dans la haute acception du mot ; nous formons même, il faut l’avouer, un très-petit fragment de peuple perdu dans la masse des nations civilisées. La gloire est un soleil qui illumine successivement certains points de notre mesquine sphère, mais qui, en se mouvant à travers l’espace, parcourt un cercle d’une telle immensité, que la science la plus profonde ne saurait prédire avec certitude l’époque de son retour aux lieux qu’il abandonne. Ainsi, pour emprunter encore à la nature une autre comparaison, ainsi en est-il des grandes mers et de leurs mystérieuses évolutions. Si, comme il est prouvé, les continents où s’agite à cette heure la triste humanité furent jadis submergés, n’en faut-il pas conclure que les monts, les vallées et les plaines, sur lesquels roulent depuis tant de siècles les sombres vagues du vieil Océan, furent un jour couverts d’une végétation florissante, servant de couche et d’abri à des millions d’êtres vivants, peut-être même intelligents ? Quand notre tour reviendra-t-il d’être de nouveau le fond de l’abîme ?
    Et le jour où cette catastrophe immense s’accomplira, y aura-t-il gloire ou puissance, feux de génie ou d’amour, force ou beauté, qui ne soient éteints et anéantis ?... Qu’importe tout ?…
    Pardonne-moi, cher Shetland, cette digression géologique et cet accès de philosophie découragée... Je souffre, j’ai peur, j’attends, je rougis, mon cœur bat, j’interroge de l’œil tous les points de l’espace ; le ballon de la poste n’arrive pas, et celui d’hier ne m’a rien apporté. Point de nouvelles de Mina ! que lui est-il arrivé ? Est-elle malade ou morte, ou infidèle !… Je l’aime si cruellement ! Nous souffrons tant, nous autres enfants de l’art aux ailes de flamme ; nous, élevés sur son giron brûlant ; nous, dont les passions poétisées labourent impitoyablement le cœur et le cerveau pour y semer l’inspiration, cette âpre semence qui doit les déchirer encore quand ses germes se développeront !... Nous mourons tant de fois avant la dernière !... Shetland ! Shetland ! je l’aime !... je l’aime, comme tu l’aimerais toi, si tu pouvais ressentir un amour autre que celui dont tu m’as fait la confidence ! Et pourtant, malgré la grandeur et l’éclat de son talent, Mina m’apparaît souvent comme une organisation vulgaire. Te le dirai-je ? Elle préfère le chant orné aux grands élans de l’âme ; elle échappe à la rêverie ; elle entendit un jour à Paris ta première symphonie d’un bout à l’autre sans verser une larme ; elle trouve les adagios de Beethoven trop longs !...
    Femelle d’homme !!!
    Le jour où elle me l’avoua, je sentis un glaçon aigu me traverser le cœur. Bien plus ! Danoise, née à Elseneur, elle possède une villa bâtie sur l’ancien emplacement et avec les saints débris du château d’Hamlet... et elle ne voit rien là d’extraordinaire... et elle prononce le nom de Shakspeare sans émotion ; il n’est pour elle qu’un poëte, comme tant d’autres... Elle rit, elle rit, la malheureuse, des chansons d’Ophélia, qu’elle trouve très-inconvenantes, rien de plus.
    Femelle de singe !!!
    Oh ! pardonne-moi, cher ; oui, c’est infâme ! Mais malgré tout, je l’aime, je l’aime ; et pour dire comme Othello, que j’imiterais si elle me trompait : « Her jesses are my dearest heart strings. » Meurent la gloire et l’art !... Elle m’est tout... je l’aime....
    Je crois la voir avec sa démarche ondoyante, ses grands yeux scintillants, son air de déesse ; j’entends sa voix d’Ariel, agile, argentine, pénétrante... Il me semble être auprès d’elle ; je lui parle… dans son dialecte scandinave : « Mina ! sare disiul dolle menos ? doer si men ? doer ? vare, Mina, vare, vare ! » Puis, sa tête inclinée sur mon épaule, nous murmurons doucement nos intimes confidences, et nous parlons des premiers jours, et nous parlons de toi...
    Elle est très-désireuse de te connaître ; elle voudrait aller à Euphonia, pour cela seulement. On lui a tant parlé de tes étonnantes compositions. Elle se fait de toi un portrait assez étrange, et qui ne te ressemble point, fort heureusement. Je me souviens de l’intérêt avec lequel elle recueillait, avant mon départ de Paris, tous les échos de tes récents triomphes. Je l’en plaisantai même un jour ; et comme elle faisait à ce sujet une observation sur mon humeur jalouse : « Moi jaloux de Shetland, répondis-je, oh non ! je ne crains rien ; il ne t’aimera jamais, celui-là ; il a au cœur un trop puissant amour qu’il faudrait éteindre d’abord, et c’est chose impossible. » Mina ferma les yeux et se tut... l’instant d’après les rouvrant plus beaux : « C’est moi qui ne l’aimerai jamais, dit-elle en m’embrassant. Quant à lui, si je voulais, monsieur, je vous prouverais peut-être... » Elle était si belle en ce moment que je me sentis heureux, je l’avoue, malgré la constance à toute épreuve de mon ami Shetland, de le savoir à trois cents lieues de nous, occupé de trombones, de flûtes et de saxophones. Tu ne m’en voudras pas de ma franchise ?...
    Hélas ! Et je suis seul ! Et après tant de protestations, tant de serments de ne pas laisser s’écouler huit jours sans m’écrire, pas une ligne de Mina ne m’est parvenue !
    Je vois descendre un autre ballon de poste... je cours…………… Rien !…
    Tu es presque heureux, toi ! Tu souffres, il est vrai, mais celle que tu aimes n’est plus ! Pas de jalousie ; tu n’espères ni ne crains ; tu es libre et grand. Ton amour est frère de l’art ; il appelle l’inspiration ; ta vie est la vie expansive ; tu rayonnes. Je... Oh ! mais, ne parlons plus de nous ni d’elles. Malédiction sur toutes les femmes belles… que nous n’avons pas !
    Je vais essayer de reprendre mon esquisse commencée des mœurs musicales de l’Italie. Il ne s’agit ici ni de passion, ni d’imagination, ni de cœur, ni d’âme, ni d’esprit : ce sont de plates réalités. Or donc, je poursuis. Dans toutes les salles de spectacle, il y a devant la scène une noire cavité remplie de malheureux soufflant et râclant, aussi indifférents à ce qui se crie sur le théâtre qu’à ce qui se bourdonne dans les loges et au parterre, et n’ayant qu’une idée, celle de gagner leur souper. La collection de ces pauvres êtres constitue ce qu’on appelle l’orchestre, et voici comment cet orchestre est en général composé : il y a deux premiers et deux seconds violons ordinairement, très-rarement un alto et un violoncelle, presque toujours deux ou trois contre-basses, et les hommes qui en jouent, pour quelque monnaie qu’on leur donne à la fin de la soirée, sont fort embarrassés quand il s’agit d’exécuter un morceau où leurs trois cordes à vide ne peuvent être employées ; en si naturel majeur, par exemple, où les trois notes naturelles sol, ré, la, ne figurent point. (Ils ont conservé les contre-basses à trois cordes accordées en quintes...) Ce formidable bataillon d’instruments à cordes a pour adversaires une douzaine de bugles à clefs, six trompettes à pistons, six trombones à cylindres, deux ténors-tubas, deux basses-tubas, trois ophicléides, un cor, trois petites flûtes, trois petites clarinettes en mi bémol, deux clarinettes en ut, trois clarinettes basses pour les airs gais, et un buffet d’orgue pour jouer les airs de ballets. N’oublions pas quatre grosses caisses, six tambours et deux tamtams. Il n’y a plus ni hautbois, ni bassons, ni harpe, ni timbales, ni cymbales. Ces instruments sont tombés dans l’oubli le plus profond. Et cela se conçoit ; l’orchestre n’ayant pour but que de produire un bruit capable de dominer de temps en temps les rumeurs de la salle, les petites clarinettes et les petites flûtes ont des sons bien plus perçants que ceux des hautbois ; les ophicléides et les tubas sont bien préférables aux bassons, les tambours aux timbales, et les tam-tams aux cymbales. Je ne vois même pas pourquoi on a conservé le cor unique qu’on se plaît à faire écraser par les autres instruments de cuivre ; il ne sert vraiment à rien ; et les quatre misérables violons, et les trois contre-basses, on les distingue à peine davantage. Cette singulière agglomération d’instruments nécessite un travail spécial des operatori, pour approprier aux exigences de l’orchestre moderne (phrase consacrée) l’instrumentation des maîtres anciens qu’ils opèrent, dépècent et accommmodent en olla podrida, selon le procédé que je t’ai fait connaître en commençant. Et ces opérations, bien entendu, sont faites d’une façon digne de tout ce qui se manipule ici sous le nom de musique. Les parties de hautbois sont confiées aux trompettes, celles de basson aux tubas, celles de harpe aux petites flûtes, etc.
    Les musiciens (les musiciens !!!) exécutent à peu près ce qui est écrit, mais sans nuance aucune ; le mezzo-forte est d’un usage invariable et permanent. Le forte a lieu quand les grosses caisses, les tambours et tam-tams sont employés, le piano quand ils se taisent : telles sont les nuances connues et observées. Le chef d’orchestre a l’air d’un sourd conduisant des sourds ; il frappe les temps à grands coups de bâton sur le bois de son pupitre, sans presser ni ralentir, qu’il s’agisse de retenir un groupe qui s’emporte (il est vrai qu’on ne s’emporte jamais) ou d’exciter un groupe qui s’endort ; il ne cède rien à personne ; il va mécaniquement comme la tige d’un métronome ; son bras monte et descend ; on le regarde si l’on veut, il n’y tient pas. Cet homme-machine ne fonctionne que dans les ouvertures, les airs de danse et les chœurs ; car pour les airs et duos, comme il est absolument impossible de prévoir les caprices rhythmiques des chanteurs et de s’y conformer, les chefs d’orchestre ont depuis longtemps renoncé à marquer une mesure quelconque ; les musiciens ont alors la bride sur le cou ; ils accompagnent d’instinct, comme ils peuvent, jusqu’à ce que le gâchis devienne par trop formidable. Les chanteurs alors leur font signe de s’arrêter, ce qu’ils s’empressent de faire, et on n’accompagne plus du tout. Je ne suis en Italie que depuis peu, et j’ai eu souvent déjà l’occasion d’admirer ce bel effet d’orchestre.
    Mais adieu pour ce soir, mon ami, je me croyais plus fort ; la plume s’échappe de ma main. Je brûle ; j’ai la fièvre. Mina ! Mina ! point de lettres ! Que me font les Italiens et leur barbarie !... Mina !... Je vois la lune pure se mirer dans l’Etna !... Silence !... Mina !... loin... seul... Mina !.. Mina !.. Paris !...

(à suivre !)
Pour lire la seconde partie : cliquez ICI