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ISSN 2496-9346

samedi 4 février 2012

L. de Beaumont, Le Microdor (1880)

Connaissez-vous le microdor? Non? eh bien c'est le moment de découvrir cette fantastique invention révélée en 1880 par L. de Beaumont dans les colonnes du périodique Les Soirées littéraires... Car qu'est-ce que le microdor prétendument inventé par Thomas Edison vers 1880 ?
Laissez votre flair le découvrir ou à défaut, lisez le texte qui suit!


CURIOSITÉS DE LA SCIENCE
LE MICRODOR

Un de ces derniers jours de soleil, je me trouvais en compagnie d'un chimiste américain et d'un géologue danois, chez notre ami commun, le docteur N... qui possède l'une des plus riches collections entomologistes de Paris.
Après une visite attentive au laboratoire, où vingt vitrines de coléoptères rarissimes firent pousser à nos deux étrangers des cris d'une admiration jalouse, nous fûmes gracieusement invités à prendre part au régal d'une vivisection..
Il s'agissait, je crois, d'étudier au microscope, l'intestin grêle d'un bombix,ver à soie, atteint d'une maladie étrange, inconnue. L'insecte, arrivé la veillé à grands frais de Nagsaki, avait été généreusement prêté à notre docte ami, par l'institut séricicole du Japon ; il venait de faire, le douillet, ses quatre mille lieues dans un cornet de feuilles d'allante M. de Quatrefages, qui a écrit des volumes sur les bombii malades, ne connaissait pas le premier mot de cette grave affaire — je parle de notre vivisection, — et c'est absolument à huis-clos, entre intimes, que la chose allait se passer. Une véritable première, comme vous voyez.
Pendant que l'opérateur rangeait autour du microscope ses bistouris, ses seringues d'argent et ses poinçons, le Danois m'exposait un système de métamorphisme dont il est le glorieux père,' et je lui promettais d'en faire l'objet d'un rapport à l'Académie d'Etampes, qu'il avoua ingénument ne pas connaître. Le chimiste Yankee, moins expansif, attendait en considérant la bestiole, dont on allait mettre les tripes au soleil, et qui filait, vous pensez, un bien mauvais coton.
De l'opération je ne dirai rien, pour deux motifs : le premier, afin de ne pas troubler le sommeil de M. de Quatrefages; l'autre, parce que je ne suis guère compétent, ma spécialité étant l'étude des larves de diptères. Tout se passa, d'ailleurs, dans les règles. Nous allâmes à tour de rôle appliquer notre oeil droit au puissant objectif, je vis des kilomètres de soie malade, des myriamètres d'intestins baignant dans une goutte d'alcool; le géologue d'Upsal fut enchanté et le chimiste de Chicago fit en anglais deux judicieuses remarques, que chacun s'empressa de noter sur ses tablettes. La représentation était terminée, je le croyais du moins.
C'est ici, au contraire, que la séance devint palpitante. Vous allez en juger.
— « Connaissez-vous le microdor? demanda tout à coup l'Américain au docteur N... à peu près du ton dont il aurait dit : « Avez-vous lu Baruch ? »
Nous ouvrîmes de grands yeux. Et comme le géologue cherchait dans sa mémoire le sens de ce néologisme abrupt, que pour ma part je n'avais jamais entendu retentir au sein de la docte Académie d'Etampes, notre Yankee poursuivit :
— « Le microdor est une nouvelle création démon étonnant compatriote Edison, l'auteur du-phonographe, de la plume électrique, du papier lumineux, du mégaphone, de l'aérophone, du microphone et de trente autres merveilles ; mais celle-ci, s'il est possible, les surpasse toutes et va révolutionner le monde savant. »
Cela dit, l'Américain alluma un cigare, et attendit froidement l'effet de sa phrase. Nous restions là, stupides.
« — Ce microdor, continua le chimiste de l'Illinois et savourant notre émotion, est un petit appareil que j'ai vu chez Edison la veille de mon départ pour la France, il y a quinze jours à peine. Le reporter scientifique du New-York Herald n'en a pas encore entendu parler et sir Bennett, s'il apprenait qu'un autre mortel a eu la primeur de cette prodigieuse découverte, casserait aux gages son infidèle nouvelliste.
Seconde pause. Notre anxiété faisait mal à voir. Le chimiste en eut pitié et, tout d'une haleine:
« — Avec cet instrument, dit-il, l'homme pourra concentrer les émanations des corps, les amplifier, et les. rendre perceptibles à des distances énormes. Vous connaissez, n'est-ce pas, l'acuité merveilleuse du sens olfactif chez certains animaux. Au milieu d'un tas de linge le chien, vous le savez, rapportera infailliblement à son maître le mouchoir que celui-ci vient d'y enfouir. Vingt fois, j'en suis sûr vous avez entendu dire qu'un caniche avait suivi à la piste et retrouvé ses propriétaires à travers un dédale de routes et de sentiers où l'homme était passé plusieurs jours auparavant. Vous-mêmes avez vu les corbeaux accourir, du fond de l'horizon, dès qu'un mulot du une taupe a mordu la poussière des guérets.
« Voulez-vous d'autres exemples? L'écrevisse, dans son ruisseau d'eau vive, ne se hâte-t-elle pas de nager, d'un bout à l'autre de la plaine, vers l'appât corrompu que vous lui jetez? L'hirondelle s'est-elle jamais trompée de nid, au retour de son lointain voyage, et n'a-t-elle pas invariablement regagné le palais d'argile où elle reçut sa première becquée ; La mouche verte n'est-elle pas la première arrivée au banquet du corps mort, cadavre entier ou minuscule débris, dont son merveilleux odorat lui révèle la présence ? Tenez, docteur, nous allons disséquer un de ces utiles diptères, et je vous ferai toucher du scalpel le faisceau nerveux qui, selon Spallanzani, est le siège de ce sens extraordinaire.:
— Mais je n'ai pas sous la main l'insecte demandé ! s'écria notre ami, qui donnait naïvement dans le piège.
— Qu'à cela ne tienne ; répliqua l'Américain, nous allons en appeler un. »
Aussitôt, à la demande du savant, on apporta de l'office un poulet fraîchement égorgé. Le démonstrateur déposa le cadavre encore tiède sur un guéridon, entr'ouvrit la fenêtre et attendit.
Deux minutes après, au milieu du silence admiratif et quelque peu sceptique que nous gardions, retentit la fanfare bien connue de la mouche de viande. L'insecte appelé était là, avide, famélique, et bourdonnant. Il fit autour de la chambre une reconnaissance rapide, heurta lourdement sa grosse tête aux murailles, et vint s'abattre sur le cou saignant du poulet, où le va-et-vient de sa trompe nous apprit que le festin commençait.
Je battis des mains avec frénésie. L'américain voulut bien prendre pour lui cette ovation qui s'adressait à la mouché, et, modeste dans son triomphe, reprit là parole en ces termes:
— « Pour vous, messieurs, qui vous proclamez les plus parfaits des êtres, ce poulet n'a pas d'odeur. Il vivait encore il y a cinq minutes., et vous n'aurez pas de peine à admettre que les émanations qu'il dégage ne sont pas sensibles, même pour l'odorat d'un peau-rouge. Elles existent cependant; la mort les a fait naître instantanément, . et cette mouche, qui flânait peut-être à l'autre-bout de Paris, les a perçues de là-bas. Elle est venue tout droit ici, guidée par son infaillible instinct, et, voilà qui confond notre raison, avant même le temps nécessaire au transport des miasmes du cadavre par la voie de l'air. »
Le savant jouit pendant quelques instants de notre stupeur, et reprit:
« — Eh bien! l'appareil dont je vous parlais tout à l'heure, ce microdor que vous êtes les premiers Européens à connaître, nous donnera à vous, à moi, à tout le monde, l'exquise sensibilité olfactive de cette mouche tercière, de ce chien, de cette écrevisse, de ce vautour. Vous voyez d"ici ses applications multiples, et les immenses services qu'il est appelé à rendre.
« Dans la rue, vous distinguerez l'homme ou la femme malade, au flair; toute affection morbide ayant pour conséquence une décomposition partielle des tissus, caractérisée par une odeur spéciale, vous pourrez, grâce au microdor. couper dans son germe la fièvre qui peut-être aurait enterré votre sujet. A la chasse vous serez votre propre chien d'arrêt, et nul fumet de poil ou de plume n'échappera au sens délicat de votre instrument.
« Vous retrouverez sans peine, fût-il passé dans mille mains différentes, le portefeuille ou le bijou perdu; vous saurez reconnaître, en plein boulevard, le bellâtre qui a flirté un soir avec votre femme, et les « microdors » officiels de la justice reconstitueront, clans toutes ses phases, le crime commis, par l'analyse des effluves variées qui accompagnèrent sa perpétration.
« Je laisse à votre sagacité, Messieurs, le soin de passer en revue toutes les impossibilités qui deviendront possibles, par l'emploi du merveilleux microdor, et je termine eu vous priant de ne pas révéler au monde ce gros secret, que mon ami Edison se réserve de faire connaître au public par le canal du New-York-Herald, le mieux informé des journaux américains. »
« Là-dessus nous nous séparâmes, et je courus chez mon éditeur pour écrire ces lignes, en-tête desquelles j'aurais pu placer cette maxime désormais banale des mémoires de Vidocq :
« Mettez-moi au milieu d'une foule d'hommes, j'y découvrirai entre cent mille un galérien, rien qu'à l'odeur. »

L. DE BEAUMONT.
Les Soirées littéraires, n° 36, 4 juillet 1880

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